Le rêve chrétien d’assimilation des musulmans ne date pas d’hier. Aller à la rencontre des musulmans, les séduire, les évangéliser et les faire venir en Europe : ce projet fait rêver bon nombre de catholiques nostalgiques de l’Algérie française. En 2018, des grands patrons français ont dépensé 5 millions d’euros dans la « Fondation Espérance Banlieues », réseau d’écoles visant à évangéliser les jeunes musulmans des banlieues françaises. Mais saviez-vous que ce rêve était déjà celui de Saint Louis au XIIIe siècle ? Les éditions de l’EHESS publient la traduction du livre La Prunelle de ses yeux, par l’historien américain William Chester Jordan, professeur à l’Université de Princeton, qui révèle que Louis IX, dit Saint Louis, a mis en place un vaste plan d’immigration et d’évangélisation des musulmans.
« À celui qui allait devenir Saint Louis, ils étaient précieux comme « la prunelle de ses yeux ». En 1254, au retour de la VIIe croisade qu’il avait conçue dans le but d’amener les musulmans au christianisme mais qui a connu l’échec, Louis IX cherche son salut en installant dans le nord du royaume de France des familles de convertis de l’Islam venus de Terre sainte. William Chester Jordan retrace, avec cette histoire sociale des convertis écrite au plus près des archives, une dimension oubliée de ce «rêve de conversion» que portaient le roi saint et le XIIIe siècle avec lui.
En confrontant les témoignages, le grand historien américain propose des hypothèses très concrètes sur la vie et le quotidien de ces immigrants d’un genre particulier, du logement à l’habillement en passant par l’alimentation et les liens avec l’administration royale. Il met ainsi au jour un pan presque ignoré de l’histoire de France et des croisades, en dépeignant les espoirs et les limites d’une expérience unique de conversion, de migration et d’intégration au cœur du Moyen Âge. » Présentation du livre La Prunelle de ses yeux, par William Chester Jordan, sur le site des Editions de l’EHESS (lien)
Article de La Croix consacré à l’ouvrage :
Saint Louis et les musulmans convertis
En véritable stratège, Louis IX, futur Saint Louis, a organisé l’implantation en France des familles des musulmans qu’il avait convertis lors de la croisade de 1248-1254. Récit de cette rencontre, avec l’historien américain William Chester Jordan.
À quoi pensaient-ils, ces musulmans convertis par Saint Louis, en regardant les rives de Saint-Jean-d’Acre s’éloigner, depuis le navire qui les emportait pour la France un matin de 1253 ? Imaginaient-ils les paysages qui les attendaient ? Avaient-ils encore en tête leur défaite face aux croisés ? Puisaient-ils dans leur nouvelle foi au Christ le courage d’affronter une traversée dangereuse et un futur largement inconnu ? Le destin des musulmans convertis par Louis IX (qui deviendra Saint Louis en 1297) au cours de la croisade de 1248-1254 recèle encore de nombreux mystères, mais l’historien américain William Chester Jordan vient de faire sortir de l’oubli leur étonnante épopée.
La rencontre décisive entre le roi très pieux et les Sarrasins devenus chrétiens n’était pas inconnue des historiens. En 1250, à propos d’événements survenus à Acre, Geoffroy de Beaulieu, le confesseur du roi Louis IX, avait laissé ce témoigne : « Avec quelle piété (le roi) a reçu des Sarrasins qui se sont convertis à la foi ! (…) Il les a accueillis avec joie, les a fait baptiser et les a soigneusement instruits dans la foi du Christ. Il les a entretenus à ses propres frais, les a conduits en France avec lui et s’est engagé à leur donner des vivres, ainsi qu’à leurs femmes et à leurs enfants aussi longtemps qu’ils vivraient. »
Soit, il y eut des conversions. Mais les historiens se méfient des chroniques littéraires, soupçonnées d’être à la limite de la légende et de l’hagiographie. Et il a fallu attendre les travaux de William Chester Jordan pour que, huit siècles plus tard, la trajectoire de ces convertis soit documentée avec précision. « D’un point de vue méthodologique, c’est une petite révolution. Jordan a croisé les sources littéraires avec les “actes de la pratique” : chartes, donations, registres de comptes royaux… Personne ne l’avait fait avant lui, s’enthousiasme Jacques Dalarun, médiéviste français qui a traduit son ouvrage. Désormais, ce qui était suspendu dans les brumes du doute méthodologique prend une réalité indéniable. »
Un véritable « programme de conversion »
Tous embarquèrent donc pour la France entre le printemps 1253 et l’été 1254. Environ 1 500 musulmans convertis, en général des familles, qui vont s’installer en France dans le cadre d’un véritable « programme de conversion ». Dans un premier temps, ce sont des élites, chefs militaires et soldats ; puis des blessés au combat, des veuves, des orphelins, des démunis…
La rencontre entre Louis IX et ceux que Jordan désigne comme « la prunelle de ses yeux » – reprenant une expression médiévale décrivant à l’origine la relation du roi aux pauvres – ne surgit pas de nulle part. Dans son royaume, Louis IX a déjà mis en œuvre des stratégies, souvent très brutales, pour encourager les conversions des chrétiens dissidents, les pécheurs de notoriété publique (prostituées, usuriers…) et des juifs. Mais ces groupes n’épuisent pas le « rêve de conversion » que porte le XIIIe siècle. Le roi et ses contemporains veulent aller plus loin, portés par l’élan de christianiser et d’évangéliser le monde entier. « La conversion de l’ennemi musulman était une composante importante de l’imaginaire du chevalier occidental », rappelle William Chester Jordan.
La croisade de 1248-1253 offre au roi de France l’opportunité de déployer son programme de conversion. Le souverain a l’espoir que les chefs musulmans vaincus se rendront sur les fonts baptismaux et inciteront le peuple à faire de même. Il ordonne à ses troupes de capturer les soldats ennemis plutôt que de les tuer. « Le roi souhaitait manifester la vertu supposée des chrétiens. Il voyait aussi dans cette stratégie une première étape menant à la conversion de familles musulmanes entières », souligne l’historien américain.
Cadeaux, argent, vêtements…
Pour favoriser les conversions, le roi sait aussi se montrer généreux. Il multiplie les cadeaux, au départ très somptueux, ensuite un peu plus mesurés. Les musulmans captifs comprennent vite que la conversion, si elle ne garantit pas le soutien du roi, en est la condition sine qua non. S’agit-il pour autant de conversions contraintes ? « Ces méthodes, y compris le don de cadeaux, n’entraient pas dans le registre de la coercition au sens où les chrétiens médiévaux l’entendaient », répond William Chester Jordan. Le roi recherche d’ailleurs l’authenticité. Il se montre très exigeant dans la formation religieuse préalable au sacrement, au point que certains convertis ont fait le voyage vers la France avant d’être baptisés.
À leur arrivée, rien n’a été laissé au hasard. L’implantation géographique des nouveaux arrivants repose sur une stratégie élaborée par le roi en personne. Elle a un objectif : éviter la nostalgie. Déjà, le déracinement visait à éloigner les convertis de leur vie passée et de la désapprobation des musulmans restés fidèles. Une fois sur le sol français, Louis IX les installe dans le nord du royaume, le plus loin possible des terres espagnoles et des rives méditerranéennes.
Au choix de l’éloignement s’ajoute celui de la dispersion, qui contraint les nouveaux arrivants à parler la langue et à adopter les coutumes locales. Les musulmans convertis sont installés dans un périmètre allant de Coutances dans l’Ouest à Laon dans l’Est, de Saint-Omer au nord à Bourges au sud. William Chester Jordan a retrouvé leurs traces dans une multitude de localités : Évreux, Orléans, Saint-Quentin, Tours, Coutances, Poissy, Pontoise, Saint-Denis, Senlis, Rouen, Noyon…
Une fois l’implantation réalisée, le roi ne se détourne pas du sort des nouveaux arrivants. Il va assurer leur subsistance. William Chester Jordan a épluché les comptes royaux et retrouvé la trace de la générosité du roi. Ainsi un décompte de dépenses qui court de l’Ascension à la Toussaint 1253 indique des sorties d’argent « pour les frais des convertis venant d’Outremer : cent huit sous, six deniers ».
Attentif, prévoyant, le souverain anticipe le froid de l’automne et de l’hiver : il prévoit la livraison annuelle de vêtements, notamment de manteaux. L’aide royale n’est pas ponctuelle mais régulière : pour l’achat de nourriture, « pour leur louer des maisons » mentionnent les registres royaux… Cette aide va se poursuivre pendant plus de cinquante ans, jusqu’à la mort du dernier arrivant venu de Terre sainte, au tout début du XIVe siècle.
Une attention royale constante
Saint Louis a même pensé à ce qu’on appellerait aujourd’hui les questions d’intégration. En installant ses protégés au nord, il les a placés en terres royales, directement sous sa juridiction, une manière d’éviter les intermédiaires. Le roi anticipe que les convertis, ignorants des coutumes et des codes locaux, risquent d’être des proies faciles, cibles d’exploitations et d’abus. Il ne les soustrait pas à la règle de droit commune, mais il prévoit qu’ils puissent avoir recours à un « médiateur » s’ils s’estiment maltraités.
Il y eut même, nous apprend William Chester Jordan, des inspecteurs itinérants, chargés de s’assurer du juste traitement des nouveaux arrivants. L’un d’eux, Dreux de Paris, lui-même converti, fut installé par le roi à quelques pas du Palais royal et de la Sainte-Chapelle. Il semble être devenu un proche du roi, et le symbole largement exposé de la réussite de son programme.
Cette page d’histoire montre combien les motifs religieux déterminent la conduite du règne de Saint Louis. « Cela devrait faire exploser nos cadres historiographiques, analyse Jacques Dalarun. Trop souvent, on traite du règne de Saint Louis d’un point de vue politique, puis on rajoute un chapitre sur sa piété. Or sa piété est au cœur de sa politique. Sans doute en France est-on encore paralysé par notre vision de la séparation de l’Église et de l’État, mais les historiens américains savent que la pénétration entre les domaines est permanente. »
Il reste encore beaucoup à apprendre sur le quotidien de ses convertis. Quelles furent leurs relations avec les autochtones ? Furent-ils jalousés ou bien accueillis ? Que ressentirent-ils en France ? Pour l’heure, on ne dispose pas d’écrits de leur main. « Mais on peut espérer que le magnifique travail de Jordan va susciter de nouvelles recherches », anticipe déjà Jacques Dalarun.
Né en 1948, William Chester Jordan est professeur d’histoire médiévale à l’université de Princeton et l’un des meilleurs connaisseurs de la France du XIIIe siècle. En 1980, il a publié Louis IX and the Challenge of the Crusade(Saint Louis et le défi de la croisade), « un des meilleurs livres sur le règne de Saint Louis, malheureusement jamais traduit en français depuis quarante ans », regrette l’historien Jacques Dalarun. Une quinzaine d’autres ouvrages ont suivi, qui n’ont malheureusement jamais rencontré le public français.
C’est donc avec le sentiment de « réparer quelque chose » que Jacques Dalarun s’est lancé dans la traduction de The Apple of his Eye (La prunelle de ses yeux. Convertis de l’islam sous le règne de Louis IX, à paraître en octobre aux Éditions de l’EHESS). « Jordan est un maître de l’histoire médiévale, mais aussi une personne qui apporte du neuf. C’est très rare d’être une autorité et un novateur », souligne-t-il.
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